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Asger Jorn
Pour la forme
10a Trinnale di Milano, 1954
Mostra dell'Industrial Design
Link:
GALLERIA DEL DEPOSITO (1963-1968)
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INTERPELLATION AU CONGRÈS INTERNATIONAL DE L'INDUSTRIAL DESIGN
Xe TRIENNALE D'ART INDUSTRIEL, MILAN
Je m'excuse d'abord d'etre obligé d'employer une
langue dont je n'ai pas la maîtrise.
Quelqu'un s'étonnera peut-être de ce fait qu'un
artiste libre - un faux artiste, d'après Max Bill - prenne la parole dans une
discussion sur le dessin industriel et la société, surtout en ne faisant au
fond rien d'autre que répéter d'une autre façon les points de vue du Docteur
Paci. En tant qu'artiste, je me permets pourtant de mettre en lumière quelques
éléments de base du problème: la justification de l'évolution actuelle de
l'art et de la technique. Je voudrais essayer de préciser
que ce problème doit etre observé d'un point de vue négligé jusqu'à présent :
le point de vue de l'artiste libre.
Ce point de vue, je l'avoue, diffère nettement de
celui des techniciens et des sociologues; et je suis loin de dire que c'est
l'unique point de vue acceptable. Je ne vais meme pas assez loin pour me
permettre de croire à la possibilité d'établir une harmonie entre ces points de
vue. je prétends seulement que la vérité, ici comme ailleurs, n'est pas unique;
qu'elle est composée de plusieurs vérités réciproquement insolubles; liées dans
une sorte de complexité paradoxale; que la vérité est un système complémentaire
de vérités réciproquement contradictoires. Ceci est la nouvelle conception de
la réalité; conforme aux dernières évolutions de la science et de la
philosophie.
Cette conception vient de bouleverser toute la géométrie,
la logique et la philosophie classiques; elle crée une nouvelle situation qui
transforme radicalement notre vue du monde et de la vie humaine. Nous sommes
par ce fait, aujourd'hui, obligés de mettre en doute tout ce que nous savons,
et tout ce que nous avons fait jusqu'à présent.
La tache de la science nouvelle est de mettre en
doute ce que nous savons ; cependant la tache de l'art et de la théorie des
techniques modernes est de mettre en doute tout ce que nous faisons. Le doute
scientifique s'exprime par l'analyse, mais le doute artistique s'exprime par
l'action. C'est à nous de faire tout ce qu'on ne peut pas faire ; de ne pas
faire tout ce que, par tradition et dogmatisme, on est obligé de faire; de démasquer
les fausses inquiétudes et les fausses assurances, le faux luxe et la fausse
utilité; et d'ordonner dans ce but les résultats de nos expériences. L'homme et
la société se créent sans arret de nouvelles
obligations et de nouveaux tabous; et la technique moderne est actuellement la
plus grande source de cette évolution.
Les doctrines du Corbusier et de l'ancien Bauhaus
en Allemagne étaient à leur époque révolutionnaires, et sont une des bases de
la révolution qui commence actuellement. Mais leurs doctrines sont toutes baties sur
la philosophie et la logique classiques. Nous
avons aujourd'hui besoin d'une nouvelle base idéologique. Nous avons besoin de
nouvelles doctrines. Mais qu'est-ce que les théoriciens de la technique et de
l'architecture ont fait pendant et depuis la guerre? Rien, ou à peu près rien
de nouveau. Mon impression est qu'ils ont été aveuglés par cette vulgarisation écrasante
de l'art abstrait dans les milieux académiques de notre époque. Aujourd'hui ce
cauchemar touche à sa fin, et on voit plus clairement pourquoi on n'a pas avancé.
On n'a pas fait l'effort nécessaire pour renouveler la base philosophique. Dans
la pratique aussi bien que dans la théorie on a évité de s'adapter à ce système
dialectique qui, avec des avantages immenses, pourrait etre extrait des systèmes
de complémentarité avancés, entre autres, par le savant atomiste danois Niels
Bohr.
Je ne veux pas vous donner l'illusion que je suis
au fait des détails internes de la physique nucléaire, et que j'ai compris tout
le système philosophique de Niels Bohr. Loin de là. je
ne peux ni me prétendre d'accord avec lui, ni le critiquer. je
peux seulement, comme artiste, tracer un programme simple, qui n'est qu'une
perspective vers des recherches nouvelles, et non une doctrine ou une recette «comment
faire des images».
La Triennale d'art décoratif et industriel, aussi
bien que d'architecture moderne, est le lieu de rencontre le plus large et le
plus important qui existe dans ce domaine. Elle peut fournir des indications
très justes et très riches des tendances de l'évolution actuelle de la forme.
Technique, fonction et esthétique: les trois aspects
du caractère d'un objet sont identiques avec la structure, la forme et la présentation
; et c'est justement notre intention de montrer que ces trois aspects sont réciproquement
contradictoires, meme en représentant une trinité essentielle de toutes les créations
du monde.
Ici l'on voit tout de suite un fait bizarre : c'est
le troisième point de vue, l'esthétique, qui doit être consideré
comme le premier si on veut arriver à une conception dynamique de la forme. C'est
un bouleversement assez difficile à admettre que le caractère esthétique d'une
chose, sa présentation, soit un commencement, et non un dernier embellissement.
Ceci mettra les soi-disant « Beaux-Arts » dans une
nouvelle lumière, et transforme totalement la conception des beaux-arts établie
par les académies pendant l'empire classiciste.
Mais qu'est-ce alors que le caractère de présentation
- ou esthétique - d'un objet? Est-ce l'harmonie formelle de l'ensemble et des détails
? Non.
La grande découverte des fonctionnalistes, c'est
d'avoir démontré qu'un objet qui est l'expression meme de sa structure et de
sa forme utilitaire possède toujours, grâce à cette unité de technique et de
fonction, une harmonie d'ensemble parfaite, meme si cette harmonie n'est pas
voulue. Les machines et les moteurs en sont des exemples. C'est justement à
cause de cette découverte que certains imbéciles s'imaginent aujourd'hui que le
coté esthétique doit etre exclu de l'objet industriel. L'avion est seulement
beau parce qu'il est nouveau. C'est tout.
L'aspect esthétique d'une chose, c'est son extérieur,
sa communication directe ou son effet immédiat sur nos sens, sans compter avec
son utilité ou sa valeur structurelle. C'est son don d'attirer notre
attention, d'éveiller notre curiosité et notre intelligence, de nous choquer et
de nous surprendre, de créer un interet immédiat.
Qu'est-ce qui donne à certains objets la faculté
d'agir très fortement sur nos sens? C'est uniquement qu'ils représentent
quelque chose de nouveau et de particulier pour nous. L'aspect esthétique et
particulier est ainsi forcément le meme. L'activité fonctionnaliste entre les
deux guerres était un phénomène nouveau et, pour cette raison, esthétique et
surprenant. Mais son programme de standardisation était nettement anti-esthètique,
et les fonctionnalistes en sont arrivés à créer un monde de plus en plus réglé,
ordonné, rationalisé et stabilisé. Plus le fonctionnalisme a perdu son faux
caractère esthétique, plus il est devenu ennuyeux.
Le nouveau est identique à l'inconnu, et l'inconnu
est forcément inutile. Il faut connaître pour pouvoir utiliser. Dans l'art et
la technique on connaît et reconnaît seulement ce qu'on peut utiliser. Voilà
pourquoi l'esthétique fait l'objet étrange et chaotique, et se trouve etre le
point faible de tout objet rationnel. Mais les objets étranges
du début du fonctionnalisme n'étaient pas créés par les fonctionnalistes memes.
Leur apparition n'était pas comprise dans le programme. Le chaos était déjà là,
créé par la nouvelle technique machiniste. Les doctrines fonctionnalistes
supposent l'existence d'une production chaotique qui n'existe pas à l'infini,
voilà leur plus grande faiblesse. Cette production doit etre entretenue
artificiellement dans l'avenir par des expériences esthétiques.
Il est ici important de voir que n'importe quel phénomène
étrange ne peut etre considéré comme l'expression d'une tentative artistique. Il faut
que le phénomène soit l'expression d'un désir
humain; il faut que l'homme forme et impose le phénomène. L'expression esthétique
devient par ce fait, immédiatement et évidenment, l'expression la plus humaine
qui existe. Si une expression n'est pas humaine, elle est sans valeur esthétique.
C'est cette valeur immédiatement ou superficiellement humaine qui impose aux
apparitions esthétiques leurs valeurs décoratives, et c'est pour cela que la
machine est nettement incapable de créer des valeurs purement décoratives. L'ornement
est tué par la machine. Cette vérité découverte par les fonctionnalistes est définitive.
Ces répétitions stéréotypées sont insupportables pour l'homme, meme si elles
sont faites en plastique et honorées du compas d'or.
L'idée classique de
l'envie chez l'homme de décorer les choses est une théorie de « l'horreur du
vide ». L'idée contraire, c'est-à-dire que la décoration est causée par une
envie d'adapter le vide, de le conquérir, de le marquer par sa présence, est
bien plus juste. Cette conquête est le caractère essentiel de l'activité esthétique
(cf. la science-fiction).
Suivant son utilisation la plus authentique, le mot art (kunst) signifie ce que nous pouvons
faire, notre capacité (konnen) dans n'importe quel domaine. Ainsi nous sommes tous
des artistes, et toutes les techniques sont des arts. Mais avec les beaux-arts,
c'est autre chose. Être un artiste d'un caractère esthétique, un faux artiste,
un trompeur, un imaginiste, veut dire qu'on est capable de faire ce que l'on ne
peut pas faire, que l'on peut faire l'impossible. En esthétique, l'impossible
n'existe pas. Le nouveau est toujours impossible, une tromperie, parce que le
possible, c'est le connu.
La contradiction complémentaire du dadaïsme et du
constructivisme, entre les deux guerres, est aujourd'hui évidente. Nous y
voyons deux cotés d'une seule chose. La raison pour laquelle le
constructivisme, depuis la guerre, est devenu fade et sans force est la rupture
des contradictions. Le dadaïsme s'est transformé en un système actif grâce au
surréalisme, cependant que l'ancien constructivisme est resté sur sa position.
La question de base posée par l'artiste à tous les
hommes d'aujourd'hui est celle-ci: comment éviter un automatisme complet, une
transformation de notre intelligence en un réflexe instinctif et standardisé? Ce
n'est pas en parlant de la défense d'un libéralisme, d'un individualisme mourant;
ce n'est pas en s'opposant à la socialisation que l'on arrive à une solution.
Seul entre tous les êtres vivants, l'homme est
arrivé à transformer sa vie, d'une base donnée par la richesse ou la pauvreté
de la nature meme, en une vie de cultivateur et de constructeur, transformant
la nature d'après ses désirs. La deuxième crise s'impose maintenant. Est-ce que
nous pouvons garder artificiellement - ou d'une façon artistique - notre jeunesse,
notre intelligence et notre envie tournée vers l'inconnu ? Est-ce que nous
pouvons garder la liberté et le désir expérimental dans les nouvelles
conditions historiques?
Créer la base d'une élaboration
systématique de cette possibilité, trouver sa méthode, voilà la tache la plus
importante qui s'impose aux artistes et aux techniciens d'aujourd'hui.
Les gens qui s'occupent spécialement
de la transformation sociale me diront peut-être qu'il faut attendre, qu'il faut d'abord s'occuper de la question politique et du développement
technique. Mais il ne faut pas oublier que la meme nécessité historique
indivisible impose déjà depuis cent ans ce problème, comme en témoigne toute
l'histoire de la culture moderne.
Max Bill nous propose quatre « nécessités » pour l'évolution
de notre problème. Il dit que la fonction de l'artiste n'est pas de s'exprimer
soi même, mais de créer des objets harmonieux au service de l'homme. D'accord.
Mais au nom des faux artistes, je vous dis que vous
vous trompez quand vous parlez en meme temps d'une éducation qui doit etre la
libération de la personnalité; parce que la personnalité est justement l'aspect
individualiste d'un homme.
Deuxième point. Le vrai artiste doit, d'après vous,
s'occuper des problèmes de la production en série. Très bien.
Mais les faux artistes ne doivent s'intéresser qu'à
ce qui les intéresse personnellement, c'est-à-dire à extérioriser leurs
propres désirs et besoins. Les désirs purement individuels n'existent pas, et
le commencement de toute nouvelle réalisation se présente comme un cas
particulier. La Triennale de Milan est une chose très importante en tant que
champ d'expérience. Max Bill semble trouver dans cette manifestation une grande
inutilité. Mais il faut se méfier. Il y a des luxes
utiles aussi bien que des luxes inutiles. La Triennale est inutile pour les
gens sans imagination. Mais certains comprennent que les objets futurs ne sont
pas préfabriqués, mais se composent d'un tas de détails sortis de nombreux
objets ratés dans leur ensemble; pour ceux-là la Triennale est extremement
utile.
Il est important de comprendre cette loi inévitable,
que c'est la quantité qui crée la base de la naissance des nouvelles qualités. Voilà
pourquoi il faut garder aux grandes expositions le caractère de champs d'expérience,
et éviter qu'elles se transforment en des écoles éducatives. Les plus grandes
expériences ici sont les confrontations
entre les différents stades de perfection, et la confrontation directe entre
l'objet et le public.
Troisième point. Ma réponse au sujet de l'unité des
fonctions est déjà donnée, et je répète que cette unité ne peut etre obtenue
que sur la base d'une contradiction intérieure.
Quatrième point. La réponse
à cette question est également déjà donnée. Le but de
toute production doit etre de satisfaire les besoins et les aspirations de
l'homme. D'accord. Mais comment?
Je me permets de finir cette explication par une
question directe à Max Bill :
S'il était possible, sur la base des doctrines de
l'ancien Bauhaus, d'établir une nouvelle doctrine en contradiction complète avec
la première, est-ce que vous voudriez combattre cette nouvelle doctrine dans
le nouveau Bauhaus parce qu'elle est en contradiction avec la doctrine de l'ancien
Bauhaus? Ou bien est-ce que vous voulez publier, et développer ces nouvelles
doctrines à l'aide des anciennes ?
Ou bien préférez-vous rester neutre, et ignorer
toutes les doctrines qui ne correspondent pas logiquement à celles de l'ancien
Bauhaus ? La réponse à ceci est d'une importance capitale pour l'avenir des
problèmes qui nous occupent.
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